Initialement, la pratique artistique de Natacha Dubois-Dauphin, artiste plasticienne, est circonscrite au livre, à la fabrication de livres. Laquelle fabrication est prise intégralement en charge par ses soins, intervenant de fait à tous les niveaux de réalisations : depuis la conception textuelle et graphique jusqu’au façonnage de l’objet proprement dit. Ces livres sont volontairement imprimés en petite série, n’excédant pas la vingtaine d’exemplaires, par une maison d’édition fictive inventée par l’artiste en 2003 : les Journées Universelles des Villes et des Campagnes Editions. Ce support de prédilection, le livre d’artiste, que l’on sait particulièrement contraignant lorsqu’il s’agit de le présenter dans un contexte d’exposition, trouve ici un mode simple et courtois de présentation. Des exemplaires de chaque livre (7 au total + un huitième en cours d’élaboration présenté sous forme de maquette) sont en libre consultation, disposés sur des meubles dessinés à cet effet par l’artiste. Ce mobilier de conception élémentaire n’entre toutefois pas en concurrence avec les objets qu’il supporte, jouant simplement une fonction de présentoir, à mi-chemin entre la table de chevet et le socle. Dû, sans nul doute à l’absence d’ornement et de détails, à quoi s’ajoute l’emploi d’un matériau de construction ordinaire (des feuilles d’aggloméré pour être exact), ce mobilier ne vise pas à retenir, plus qu’il ne doit, l’attention du visiteur.
Chacun de ces livres, dont les récits respectifs présentent des formes plus ou moins lapidaires et elliptiques, s’articulent autour de thèmes chers à l’artiste parmi lesquels un semble être plus persistant : la variété des dispositifs de conquêtes amoureuses, de la chiquenaude à la rafle, du mode passif et pacifique aux mainmises brusques et sans détours. Une cruauté en veille longe ses fictions, mais comme étouffée dans l'œuf par une iconographie, dont l’artiste se plaît à parsemer ses histoires et dont elle sait qu’elle convient semblablement aux tempéraments contemplatifs et aux herbivores. Et, puisque cela ne saurait suffire à mettre en sourdine les prédateurs qui épient, elle développe une minutie dans la conception de ses ouvrages qui nous fait glisser volontiers dans l’univers plus arrondi et délicat de la confection domestique. Il s’agit donc d’un judicieux équilibrage entre contenu et contenant permettant à Natacha Dubois-Dauphin de cultiver au travers de ses narrations, une certaine ambivalence entre l’âpreté et le doucereux. L’intérêt étant surtout, pour elle, de faire concorder les différents modes de fabrication qui régissent ce type de travail, bien qu’il soit difficile, voire vain, de les dissocier en les considérant indépendamment : d’un côté l’apport artisanal, et de l’autre l’aspect strictement artistique. Les interventions formelles sur l’objet, d’une sobriété constante, ne permettent pas à elles seules de le ranger, d’emblée, dans la classe des livres d’artistes. L’aspect des livres reste, en effet, classique, assez proche en ce sens des livres de poche ordinaires, et rien n’indique, du dehors, que ces derniers découlent de la sphère artistique. Dans certains cas, même, pour ses ouvrages les plus récents comme Scènes de Chasse ou Comestible, le texte prend une place telle, qu’il nous est encore difficile de distinguer ces livres du strict domaine du livresque.
Le livre tient dans cette exposition une place à la fois centrale et périphérique. Ces livres cohabitent, en effet, avec d’autres objets, qui présentent sur ces derniers — étant donné que nous nous trouvons dans une galerie — un avantage indéniable sur le plan de la perception : celui d’être visibles dans leur entièreté en un temps beaucoup plus bref. Nous comprenons que ces objets existent dans une relation d’interdépendance avec les livres mais nous nous demandons s’ils en sortent ou si, au contraire, ils sont destinés à figurer dans de futures fictions. La tâche se révèle être d’autant plus ardue que l’artiste traite ces objets de sorte qu’ils se voient attribuer eux aussi une fonction d’écriture. Ils n’ont droit de citer qu’à la condition exclusive où ils se montrent capables d’écrire à leur tour et ne révèlent donc qu’une autonomie relative. L’apparente préséance visuelle, annoncée plus haut, de ces objets sur les livres ne serait en réalité qu’une illusion. Condamné à un exercice tautologique dans le cas des laisses flexibles inscrivant au mur la phrase « Reviens-moi vite » ; ou bien encore indéterminé, entre deux natures avec le nom commun/verbe SOURIS écrit avec des tapettes à souris réalisées en matière miroir et présentées à la verticale, ces objets font des mots et sont comme dissimulés derrière eux. Nous lisons d’abord le message puis nous reconnaissons les objets qui forment le message.
Une troisième pièce fonctionne toutefois selon le principe inverse : il s’agit d’une roue de voiture posée au sol sur sa bande de roulement et maintenue par une fixation murale la déportant de quelques centimètres du mur. Sur cette roue, sont assemblées, à la manière d’une chaîne à neige, des gourmettes « identité » en argent sur lesquelles est gravé le prénom masculin « Daniel ». Cette fois, la présence du visiteur à proximité de l’objet est nécessaire pour lire l’inscription gravée, mais si les messages des objets précédents pouvaient donner lieu à des interprétations rapides, ce message-là reste énigmatique. Qui est ce Daniel ? Un homme, un personnage de fiction, un héros ? S’agit-il du même ou sont-ils vingt « Daniel » différents, car vingt gourmettes sont gravées ? Et dans le cas probable où il ne s’agirait que du même, est-ce que cette association d’objets, la roue et les bijoux, suffiraient à le caractériser ? Si nous parcourons scrupuleusement l’exposition et si nous cherchons là où il semble le plus légitime de chercher, nous aurons peut-être l’occasion de tomber nez à nez avec ce Daniel ; et à défaut, un autre, un proche, une vague ou vieille connaissance fera l’affaire.
Ces trois pièces en volume, les laisses, les tapettes à souris et la roue, ne se détachent que timidement de la surface des murs, adhérant à ceux-ci comme l’encre à la feuille de papier. De plus, des images (issues pour certaines des livres et proposées selon un format standard de 80 x 120 cm) jouxtent ces objets, si bien que nous serions tentés de voir à travers cet ensemble, un livre déployé sous la forme d’une proposition environnementale à l’intérieur de laquelle les livres eux-mêmes seraient contenus.
Nous finirons par l’installation qui sert de préambule à l’exposition et qui propose, entre autres, un diaporama « bègue ». Situé en un espace distinct, aux proportions réduites (environ 6 m2) et par lequel chaque visiteur fait son passage obligé avant d’accéder à l’espace principal de la galerie, ce diaporama projette une série d’images illustrant des dessins de coloriages pour enfants. Ces images, à l’origine prévues pour l’exercice du coloriage contrôlé, c’est-à-dire sans déborder, se voient combinées par superposition avec une série de cibles prévues, elles, pour l’exercice du tir à la carabine. Outre que l’association incongrue de ces éléments puisse produire un doux malaise, et revêtir un caractère aberrant puisque les cibles visent indifféremment des représentations d’animaux, de végétaux et d’objets, une certaine harmonie décorative se dégage de cette alliance ; aidée sans doute par le schématisme commun à la fois aux cibles et aux dessins. Chaque image se répète plusieurs fois avant de passer à la suivante. Nous pensons alors à un disfonctionnement de l’appareil, puis rapidement, tout en disculpant l’élément technologique, nous mettons en cause nos facultés perceptives en nous demandant si d’imperceptibles variations à l’intérieur de chacune de ces petites séries d’images ne nous auraient pas échappé. L’embarras, c’est que toutes ces séries (entre 4 et 5 images chacune) ne répondent pas à la même logique : certaines varient légèrement, tandis que d’autres ne bougent pas d’un iota. Sur ce point encore nous sommes déroutés, à moins qu’il faille s’interroger plutôt sur ce que nous distinguons en priorité dans ces couples (dessin + cible). Il ne s’agit donc manifestement plus du jeu des 7 erreurs, mais nous voilà bel et bien maintenant projetés entre le lapin-canard de Jastrow et le test psychologique de magazine féminin : “alors, plutôt « colorieur » ou franc-tireur ?”
Deux autres photographies, toujours selon le format en vigueur dans cette exposition (120 x 80 cm), sont perpendiculairement placées de part et d’autre de l’écran de projection bénéficiant ainsi de l’éclairage discontinu et indirect du projecteur. Visibles dans une semi-obscurité, ces photographies à caractère abstrait et vivement colorées contrastent avec la teneur figurative et stylisée des diapositives. Encore une fois, l’artiste semble vouloir mettre à l’épreuve le confort visuel de celui qui regarde en contrariant les conditions de visionnage de l’œuvre. Cette installation annonce, en quelque sorte la couleur de ce qui suivra dans le reste de l’exposition : faire admettre aux images inoffensives leur inavouable cruauté.